Le JDD a pénétré au coeur de l'Elysée, transformé depuis quinze jours en poste de commandement anti-coronavirus. "C'est une guerre. Elle va durer", déclare Emmanuel Macron dans nos colonnes.
Plus personne ne pénètre à l'Élysée.
Le dernier rendez-vous officiel remonte au lundi 16 mars, avec la visite des présidents de l'Assemblée nationale et du Sénat, Richard Ferrand et Gérard Larcher. Sans hommage de la garde républicaine, contrairement à l'usage. Depuis, plus personne. À l'exception du JDD, qui a pu s'y rendre pour rencontrer Emmanuel Macron et son équipe, au cœur de la plus grave crise sanitaire de notre histoire récente. Un seul véhicule dans la cour d'honneur ; un tiers des personnels présents ; et du gel hydroalcoolique partout, depuis le bureau des gendarmes, à l'accueil, jusqu'à l'entrée du Salon vert, au premier étage. C'est là qu'Emmanuel Macron retrouve quotidiennement sa garde rapprochée, pour surveiller, heure par heure, la diffusion de l’épidémie. Le dispositif élyséen a été allégé, mais ceux-là restent en permanence sur le pont.
Lire aussi - SONDAGE. Les Français inquiets et de plus en plus critiques contre le gouvernement
Autour de la table, à bonne distance, les plus proches collaborateurs : le secrétaire général, Alexis Kohler ; le chef d'état-major particulier, l'amiral Bernard Rogel ; le chef de cabinet, François-Xavier Lauch ; les conseillers diplomatiques ; le "politique" Philippe Grangeon et le conseiller en communication Joseph Zimet ; et la conseillère santé Anne-Marie Armanteras-de Saxcé. Le directeur de cabinet, Patrick Strzoda, et le conseiller Europe, Clément Beaune, sont là aussi, qui reviennent à peine de quatorzaine.
Les confidences du chef de l'Etat en pleine crise
Les hommes de l'Élysée ne sont pas immunisés… Même le premier d'entre eux. "Le Président est un homme comme les autres, il faut donc faire attention", explique un proche. Dans l'équipe, la question s'est posée : ne fallait-il pas "mettre sous cloche" le Président? "Il a répondu 'hors de question'", rapporte un conseiller.
La vague est là
Face au JDD, Emmanuel Macron résume les multiples défis que pose le tsunami qui vient : "La vague est là. Nous devons faire face à l'urgence sanitaire, protéger les plus faibles, nos aînés, et ensuite notre système de santé lui-même. Mais aussi prendre en charge toute la société, son stress et sa capacité à vivre cette pandémie en tant que nation. Nous allons affronter une crise financière sans précédent, une crise de l'économie réelle. Nous ne sommes pas au bout de ce que cette épidémie va nous faire vivre."
Lire aussi - EXCLUSIF. Alexis Kohler, secrétaire général de l'Elysée : "Il faut toujours dire la vérité"
Depuis dix jours, plus personne, à part lui, ne pénètre dans le bureau présidentiel. Macron, pourtant, n'a jamais été aussi connecté. Chaque jour, des dizaines de coups de téléphone, de vidéoconférences, de SMS, de messages Telegram. Autant de capteurs qui lui rendent compte de la progression de cet "ennemi invisible" face auquel il se voit en général en chef : "C'est une guerre. Elle va durer. Elle suppose une solidarité, un esprit d’unité très fort. Mais aussi de s’adapter. Mon rôle est de superviser. Je donne des instructions stratégiques en fonction de l'évolution du terrain, pour permettre à chacun de faire. Je dois être au front, aller voir les équipes, dans les hôpitaux, être dans l'anticipation."
C'est une guerre. Elle va durer. Mon rôle est de superviser.
L’Élysée est passé en mode commando. "Dans cette maison, le virus est un sujet de préoccupation majeure depuis la fin janvier, bien avant qu'il n'ait été à la une des journaux, explique le secrétaire général de la présidence, Alexis Kohler. Et depuis quinze jours, c'est l'essentiel de notre activité."
Dans l'équipe, on rembobine les dernières semaines. Le premier message d'alerte adressé aux agences régionales de santé, le 10 janvier. Le premier point presse de Jérôme Salomon, le directeur général de la santé (DGS), le 21 janvier. Les premiers cas détectés en France, le 24. Les premiers rapatriements depuis Wuhan, le 31. Et ce virus qui s'invite désormais en ouverture de chaque Conseil des ministres…
"Européaniser" la riposte contre le coronavirus
Très tôt, Macron l'a compris : "Cette épidémie ne respecte pas les frontières! Réfléchissez tout de suite à la dimension internationale", a-t-il demandé à sa cellule diplomatique. À la veille du sommet franco-italien prévu le 27 février à Naples, les chiffres des contaminations transalpines explosent. À l'Élysée, le débat fait rage : "Est-il bien raisonnable que le Président se rende en Italie?"
Pour des raisons de sécurité sanitaire, d'abord. Mais aussi de message : alors que les autorités commencent à conseiller la prudence, le chef de l'État peut-il décemment faire le voyage? Macron, qui a en mémoire les traces laissées par le violent affrontement avec Matteo Salvini à propos du dossier des migrants, n'hésite pas : "Il faut y aller. Quand le voisin européen connaît des difficultés, on ne peut pas donner un signal de mise à l'écart."
Lire aussi - David Nabarro, envoyé spécial de l'OMS pour le coronavirus : "Nous devons suivre l'exemple chinois"
Le Président ne va pas ménager ses efforts pour "européaniser" la riposte. "On ne peut pas défendre un leadership européen et laisser l'Europe absente de cette crise", a-t-il d’emblée théorisé devant son équipe. Il harcèle la chancelière allemande, Angela Merkel, la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, et le président du Conseil européen, Charles Michel ; et lance l'idée d’une première vidéoconférence des chefs d'État et de gouvernement de l'UE, qui sera convoquée pour l'après-midi du mardi 10 mars.
Si vous continuez comme ça, Schengen est mort!
Macron y exhorte ses homologues : "Est-on prêt à aller aussi loin que possible et à lever nos règles? À la sortie de cette conférence, nous devrons avoir un message : on fera tout ce qui est nécessaire. Whatever it takes", insiste-t-il en anglais. Une expression qu’il reprendra dans sa première intervention télévisée, deux jours plus tard : "Quoi qu'il en coûte…" Et à ceux qui s'inquiètent du fait que les réponses envisagées ne s'inscrivent pas dans les procédures de l'UE, il rétorque : "On se fiche des compétences! Ce n'est pas le sujet."
Mais, partout, la tentation du repli gagne. Plusieurs États membres ont fermé leurs frontières : Pologne, République tchèque, Autriche, Pays baltes, Slovaquie, Danemark, Hongrie… "Il faut absolument contrer l'idée d'une fermeture généralisée des frontières intérieures de l'Europe", explique Macron à son staff. Nouveaux échanges avec Merkel, von der Leyen et Michel, qu'il convainc de proposer, le jour même, la fermeture des frontières extérieures de l'Union. Et nouvelle vidéoconférence avec les homologues européens, le 17 mars. Le propos de Macron est musclé : "Si vous continuez comme ça, Schengen est mort! On ne peut pas, dans ce moment, jouer sur la peur du voisin…"

Vendredi à l'Elysée.
(Eric Dessons/JDD)Pendant la vidéoconférence, Polonais et Lituaniens s'interpellent mutuellement sur leurs ressortissants bloqués de part et d'autre de leur frontière commune. Macron, lui, s'en prend directement aux Hongrois et aux Polonais : "On ne peut pas demander de la solidarité – notamment pour rapatrier les Européens de Wuhan au début de la crise, ce qu'a fait la France – et ensuite, sans avertissement, fermer la frontière avec les voisins européens!"
Des échanges importants avec Xi Jinping et Donald Trump
Si la riposte est européenne, la guerre, elle, est mondiale. Un premier "call" avec le président chinois est calé le 23 janvier, durant le voyage de Macron en Israël. Depuis Jérusalem, ce dernier l'affirme à Xi Jinping : "Il est important de nous apporter toutes les informations. Nous avons besoin de rester en étroit contact pour savoir et comprendre ce qu'il se passe." Le Chinois acquiesce. Les deux hommes se reparleront à nouveau lundi.
La crise est mondiale, personne n'est à l'abri
Dans la période, Emmanuel Macron aura aussi deux échanges avec Donald Trump. La première fois, le 4 mars : "La crise est mondiale, personne n'est à l'abri, professe encore le Français. Le G7 doit apporter une réponse commune." L'Américain, qui préside en ce moment le club des pays riches, agrée : "OK. Go ahead!"
Lire aussi - Comment la France a obtenu de l'Iran la libération de Roland Marchal
Deuxième coup de fil le 13 mars, deux jours après que Donald Trump a annoncé la fermeture de ses frontières. Entre les deux hommes, point de dispute philosophique. Macron : "On fera ce qu'il faut, au niveau européen, pour faire revenir les ressortissants américains. Mais on te demande de la coopération, notamment pour les ressortissants français qui sont bloqués aux États-Unis."
L'enjeu des élections municipales
Entre-temps, la menace a pénétré notre territoire. Au palais présidentiel, on sait tout des clusters de Haute-Savoie et de l'Oise. "On a une connaissance extrêmement fine du parcours des contaminés", dit Alexis Kohler. Mais, très vite, le virus gagne du terrain. Le premier rendez-vous des médecins, chercheurs et scientifiques, le 5 mars à l’Élysée, est institutionnalisé : il devient le "Conseil scientifique", présidé par François Delfraissy, un spécialiste du sida. Et, dès sa première réunion, le jeudi 12 mars, le Conseil va se trouver sous une intense pression.
Monsieur le Président, la France est endormie. Il faut qu'elle se réveille.
Constatant "un doublement tous les 4-5 jours" des cas en France et "le risque de saturation" des services de réanimation, le Conseil, dans l'avis qu'il rend ce jour-là, "s'attend à ce qu'au moins 50% de la population soit infectée". Ce qui, en l'absence de mesures de confinement, "correspond à des centaines de milliers de morts". Le haut du spectre pourrait s'élever à un demi-million de décès…
Le professeur Delfraissy s'adresse solennellement à Macron : "Monsieur le Président, la France est endormie. Il faut qu’elle se réveille. Le vrai sujet, presque plus que les morts, ce sont les formes graves de la maladie. Et notre capacité à les traiter", alerte le médecin, qui plaide pour des "mesures beaucoup plus fortes", la mise en quarantaine des personnes âgées et la fermeture des écoles. Celles-ci seront actées quelques instants plus tard.
Mais le chef de l'État a une autre interrogation : "J'ai besoin que vous me disiez jusqu'où on va sur le premier tour des élections", prévu trois jours plus tard. Voilà les scientifiques quasiment séquestrés à l'Élysée, où on leur sert d'autorité à déjeuner, et sommés de délivrer un verdict… Qui tombera quelques heures après : si les élections sont "organisées dans des conditions sanitaires appropriées", le Conseil "n'identifie pas d'argument scientifique indiquant que l'exposition des personnes serait plus importante que celle liée aux activités essentielles (faire ses courses)". Le Président, après avoir réellement penché pour le report, se résout finalement à maintenir le scrutin. Le soir même, il s'exprimera solennellement devant les Français.
Soirée électorale surréaliste à l'Elysée
Le dimanche 15 mars, une soirée électorale était prévue à l'Élysée. Comme à chaque scrutin. Mais au fil des heures, les invités ont tous été débranchés. Les ministres, d'abord. Les amis du Président, comme Daniel Cohn-Bendit, ensuite. Et, enfin, les collaborateurs eux-mêmes… Ne reste plus que la garde rapprochée et Stéphane Séjourné, l'ex-conseiller de Macron devenu député européen.
Dans une ambiance surréaliste, cette petite dizaine de proches, à bonne distance les uns des autres, suivent les résultats sur deux écrans géants installés dans le jardin d'hiver. Pas le moindre commentaire sur les résultats à Paris. Mais une certitude, alors que la quasi-totalité de la classe politique demande un report du second tour : le Président doit s'exprimer à nouveau le lendemain, lundi 16 mars.
Le moral est bon?
Ce jour-là, le Conseil scientifique, dans son avis, constate "l'échec manifeste des recommandations de distanciation sociale" face à une situation "grave et non contrôlée". Il juge "inopportun de maintenir le second tour des municipales" et "préconise un confinement généralisé strict sur le modèle de l'Italie". Autant de mesures qu’annonce le chef de l’État le lundi soir, devant 35 millions de spectateurs. Sans jamais utiliser le mot de "confinement"…
À ce stade, il n'a pas prévu de parler à nouveau, sauf urgence, avant le week-end prochain. "Je m'exprimerai à chaque fois que ce sera nécessaire, dit-il cependant. Dès que je le jugerai bon, je le ferai." Et plaide la transparence : "J'ai toujours dit la vérité aux Françaises et aux Français sur ce que nous savions, ce que nous étions et où nous allions. J'ai essayé d'être le plus clair possible, mais aussi le plus humble. On ne fait sans doute pas tout parfaitement, car on ne sait pas tout. Mais chaque jour, on essaie de corriger les erreurs qu'on a faites la veille."
Lire aussi - Coronavirus : si Macron tombait malade...
"Comment ça va? Le moral est bon?" Jeudi après-midi, le Président, qui ne salue plus qu'à la thaïlandaise, paumes jointes au niveau de la poitrine avec légère flexion du cou, arpente l’Institut Pasteur, à Paris, où a été créé le premier test de dépistage. Observe longuement, derrière une vitre, des laborantins en combinaison intégrale qui planchent sur le séquençage du virus. Se fait débriefer sur la façon dont la protéine du Sars-CoV-2 (le nom savant du virus) infecte les cellules, ou sur son "hyperconcentration".
Il a un côté éponge, et se nourrit beaucoup des échanges et des situations
Un chercheur s’en désole : "Je n'arrive pas à avoir toutes les séries de sérum dont j'ai besoin, les hôpitaux sont débordés!" Le Président promet de faire le nécessaire. "Merci à vous. Et bon courage", glisse-t-il en partant, non sans avoir posé avec l'équipe pour la photo. "À 1 mètre", insiste le staff.
Un peu plus tard, pendant deux heures, il échangera au téléphone avec des responsables hospitaliers de Colmar, Strasbourg et Mulhouse. Deux heures d’un échange poignant avec des soignants, qui disent "ces patients qui arrivent à 35 ans sur leurs deux jambes et qui se retrouvent en deux heures en réanimation…" Macron écoute, interroge. "Comment on fait quand les familles ne sont pas là?" "Comment vivent-ils la mort?" La secrétaire générale adjointe de l'Élysée, Anne de Bayser, rappelle ses récentes visites à la Pitié-Salpêtrière, au Samu de Paris ou à l'hôpital Avicenne de Bobigny : "Il a un côté éponge, et se nourrit beaucoup des échanges et des situations."
A chaque président son cataclysme
Samedi, Macron a passé sa matinée au téléphone avec le ministre de la Santé, Olivier Véran ; avec les maires de Nice et de Paris, Christian Estrosi et Anne Hidalgo, ainsi que le préfet de police Didier Lallement, pour discuter des mesures de renforcement du confinement décidées par les élus ; et avec le médecin français Philippe Klein, coincé à Wuhan.
La veille, pendant les trois heures et demie qu'avait duré le conseil de défense, puis au Centre interministériel de crise (CIC) du ministère de l'Intérieur, il avait longuement glosé sur les "comportements décalés", dépêché le porte-hélicoptères Tonnerre pour rapatrier des malades de Corse vers le continent et "challengé tous les participants", selon un témoin, sur la question des masques et des tests.
La peur s'installe, dit le chef de l'État. On dit : 'Regardez, les régimes autoritaires se débrouillent mieux…' Il faut faire très attention à cela.
À chaque président son cataclysme. Nicolas Sarkozy avait été frappé par la crise financière de 2008. François Hollande, par l'explosion meurtrière du djihadisme, en 2015. C'est un danger inédit qui saisit le quinquennat d’Emmanuel Macron. "L'état de sidération des attentats était tragique, rappelle Philippe Grangeon, son conseiller politique. Mais d'un point de vue spatial et temporel, les attentats ont un début et une fin." Le chef de l'État en a parfaitement conscience : l'issue est cette fois des plus incertaines.
"C'est une course de fond. Organisez-vous pour tenir dans la durée", avait-il conseillé le 3 mars, lors d'une visite au centre de crise du ministère de la Santé. "Ce qui me frappe, c'est son obsession de la suite", glisse un conseiller. "Préparez l'après", a encore intimé vendredi à son staff Macron, qui rêve d’une grande initiative européenne, "très vite".
Il va falloir accepter de vivre tous ensemble face à ce phénomène radicalement nouveau
Mais il envisage déjà avec inquiétude les conséquences en cascade : "La peur s'installe, dit le chef de l'État. On dit : 'Regardez, les régimes autoritaires se débrouillent mieux…' Il faut faire très attention à cela. Ce sera un test pour la solidité de notre démocratie. Nous devons montrer que nous pouvons protéger le peuple des pandémies sans rien renier de nos principes."
Et d'appeler à l'union sacrée face à une menace de long terme : "Nous devons réussir à faire respecter les nouvelles règles, sans mettre la société à l'arrêt. Et organiser ensuite cette économie de guerre, parce que cela va durer. Nos sociétés ne sont plus habituées à ce qui est radicalement nouveau. Or il va falloir accepter que les choses changent, et vivre tous ensemble face à ce phénomène radicalement nouveau, face à ce virus qui évolue. On ne sait pas tout de demain. Nous devons rester unis."
Commenter cet article