
La violence sexuelle, cette arme de guerre massive. Des recherches menées par l'historienne allemande Miriam Gebhardt et rassemblées dans un ouvrage paru en mars montrent que de nombreux soldats Alliés - Américains, Britanniques et Français - se sont adonnés à des crimes sexuels de tous ordres à la fin de la Seconde guerre mondiale.
C'est la fin d'un tabou. Le livre "Als die Soldaten kamen" ("Quand les soldats arrivèrent"), non traduit pour l'instant en français, connaît un succès retentissant en Allemagne. Car il soulève un voile sur un aspect longtemps inavoué de la Libération. Les soldats Alliés, surtout les GI's (soldats américains), sont inscrits dans la mémoire collective comme des héros.
Les soldats soviétiques n'étaient pas les seuls
Si l'existence de tels actes était connue et documentée, son ampleur ne l'était pas. Et, surtout, elle était attribuée quasi-exclusivement aux soldats soviétiques, tandis que les GI's et les soldats français restaient épargnés dans le travail de mémoire, à cause du mépris à l'égard des victimes. Les gens, à l'époque, mais plus tard également les historiens, ont présumé que les femmes ont souvent profité de ces contacts", fait remarquer l'hebdomadaire allemand "Focus".

Selon les calculs de la professeure de l'Université de Constance, les Soviétiques ont effectivement commis 590.000 viols sur les 860.000 qu'elle répertorie, mais les GI's Américains avec 190.000 viols sur des Allemandes, les Français (50.000) et les Britanniques (30.000), sont aussi responsables pour une grande part des crimes sexuels perpétrés.
Une masse d'archives inexploitées
Reconstituer les pièces du puzzle historique a été fastidieux, tant les documents étaient difficiles à trouver. L'historienne explique à la radio allemande que l'administration était alors réduite à néant, et que la plupart des victimes ont préféré garder le silence par honte. Certaines se sont même suicidées.
"Quand les soldats arrivèrent" s'appuie sur une masse d'archives inexploitées : documents militaires, récits de prêtres, ou encore des demandes d'avortements. L'historienne a notamment mis la main sur 500 rapports adressés par les prêtres bavarois à l'évêché de Munich, dans lesquels sont consignées les exactions des soldats américains et, "occasionnellement", des Français : des viols, souvent en groupe, dans quasiment tous les villages. Les religieux parlent d'une véritable "chasse aux femmes et aux jeunes filles", violées et parfois tuées.
Des preuves suffisantes ?
Le chiffre global de 860.000 viols est assez contesté, notamment par le quotidien conservateur allemand "Die Welt" - la première historienne à travailler sur le sujet avait, elle, évalué à deux millions le nombre de viols - mais constituent selon Miriam Gebhardt une fourchette basse, calculée selon une estimation fondée sur le nombre d'enfants nés de viols.

L'historienne suppose qu'en moyenne, il y aurait cent cas de viols pour chaque naissance. Selon ce calcul, il y aurait donc eu 190.000 victimes des GI's. Mais l'hebdomadaire allemand "Der Spiegel" juge un tel total "guère plausible" : "Si le nombre de victimes était aussi élevé, il est presque certain qu'il y aurait plus de rapports sur le viol dans les fichiers des hôpitaux ou des autorités sanitaires, ou de rapports de témoins oculaires", s'interroge le journal allemand.
Le journal d'investigation en conclut que Miriam Gebhardt "est incapable de présenter une telle preuve en quantité suffisante". "Der Spiegel" fait appel à une autre estimation du professeur de criminologie américain Robert Lilly, qui a examiné les cas de viols poursuivis par des tribunaux militaires américains. Ce chercheur est, lui, parvenu au chiffre bien inférieur de 11.000 agressions sexuelles.
"L'époque est mûre pour cette enquête"
Si les chiffres sont contestés, la presse allemande reconnaît cependant que l'ouvrage casse un mythe, dans un pays qui a du mal à panser ses souffrances, et laisse souvent le terrain du Troisième Reich à l'extrême-droite. Le quotidien de gauche Tageszeitung se félicite de ces travaux, estimant que "l'époque semble être mûre pour cette enquête", de même que l'hebdomadaire Focus, qui loue "une profonde analyse d'événements dont les ombres s'étendent jusqu'à aujourd'hui."
Si de son côté la hiérarchie militaire a réprimé plusieurs de ces viols, parfois sévèrement, il n'y a eu aucune reconnaissance ou excuses officielles pour ces crimes, rappelle Miriam Gebhardt.
* journaliste à l'Obs
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