«
La théorie du genre » est une traduction inexacte – ou manipulée – de ce qu’on appelle outre-Atlantique les Gender Studies.
Qu’est-ce qui se cache derrière ce contresens ?
Explications.
Commençons par rétablir une vérité : si vous utilisez l’expression « théorie du genre » pour désigner les Gender Studies, ou « études de genre » en français, sachez que vous faites un contresens.
Les Gender Studies sont un champ d’études interdisciplinaires, relativement nouveau. Elles sont apparues en Amérique du Nord dans les années 1970-1980. Elles rassemblent toutes les questions portant sur les différences de genre, de sexualité, de comportements dans des disciplines aussi diverses que la littérature, le langage, l’histoire, la politique, la sociologie, l’anthropologie, le cinéma, la communication (étude des médias), le droit, la médecine, et la liste continue.
Par exemple, en politique, on étudiera le féminisme. En sociologie, on étudiera l’influence du masculin/féminin dans les interactions sociales. Voilà par exemple, une question qui a toute sa place au sein de ce que l’on appelle les études de genre.
Distinguer le sexe (la génétique) et le genre (la construction sociale)
Les études de genre reposent sur le postulat que sexe et genre sont dissociés. Le sexe est une donnée biologique. Mais le genre n’est pas une expression du patrimoine génétique d’un individu : c’est une construction sociale.
Concrètement, le sexe d’un individu est déterminé par son code génétique. Son genre est en revanche construit, influencé par son environnement : l’éducation qu’il a reçue, les interactions qu’il a eues pendant son développement, etc…
Les études de genre n’ont nullement vocation à « nier la réalité biologique », ainsi que le clament leurs détracteurs. Elles visent simplement à distinguer cette réalité biologique de toutes les constructions sociales, de toutes les théories (qui pour le coup, sont bien des théories) qui viennent s’y greffer, cherchant-là une légitimité indéniable – puisqu’on vous dit que c’est-la-nature !
Or ce sont bien les détracteurs des études de genre qui sont dans le déni, lorsqu’ils réfutent la réalité sociologique du genre. Et pour vous en convaincre, voici un extrait de l’ouvrage de Michael Schwalbe, The Sociologically examined Life (via et traduit par uneheuredepeine) :
« Pour faire l’expérience que je vais décrire, nous aurions besoin d’une paire de nouveaux-nés, des vrais jumeaux. Nous aurions aussi besoin d’une grande boîte dans laquelle un des jumeaux pourrait vivre sans aucun contact avec un autre être humain. La boîte devrait être telle qu’elle lui fournirait à boire et à manger, et évacuerait les restes, de façon mécanique. Elle devrait aussi être opaque et isolée, de telle sorte qu’il ne puisse y avoir d’interactions au travers de ses parois.
L’expérience est simple : un des enfants est élevé normalement et l’autre est mis dans la boîte. Au bout de dix-huit ans, on ouvre la boîte et on compare les deux enfants pour voir s’il y a quelques différences entre eux. S’il y en a, nous pourrons conclure que grandir avec d’autres personnes a son importance. Si les deux enfants sont les mêmes au bout de dix-huit ans, il nous faudra conclure que la socialisation (ce que l’on apprend en étant avec d’autres personnes) n’a que peu d’importance et que la personnalité est génétiquement programmée.
Vous vous dites sans doute « Bien sûr que la socialisation fait une différence ! Il n’y a pas besoin d’élever un enfant dans une boîte pour prouver cela ! ». Mais il y a beaucoup de gens qui disent que ce qu’une personne devient dépend de ses gènes. Si c’est vrai, alors cela ne devrait pas avoir d’importance qu’un enfant soit élevé dans une boîte. Son patrimoine génétique devrait faire de l’enfant ce qu’il ou elle est destiné-e à être, que ce soit à l’intérieur ou à l’extérieur de la boîte. »
Le poids du genre dans notre société
Le genre est un élément de la construction identitaire individuelle. Et c’est important de le comprendre, important de l’enseigner. Parce que le genre n’est pas neutre, mais qu’il n’en reste pas moins omniprésent dans notre quotidien.
Le genre féminin porte le poids de toute une histoire faite de domination masculine. La femme a longtemps été la propriété des hommes de son entourage : propriété du père puis du mari, responsabilité du fils. Rappelons tout de même que les femmes ont le droit de travailler sans l’autorisation de leur mari depuis 1965. C’était il n’y a pas si longtemps.
Le genre féminin a aujourd’hui encore une connotation négative. De nombreux exemples illustrent toute la place que ces stéréotypes de genre occupent toujours dans l’espace social. Si les femmes peuvent porter le pantalon sans que cela ne fasse hausser le moindre sourcil, il n’en est pas de même pour les hommes et la jupe. La jupe est un vêtement féminin.
Récemment, un iranien était condamné à une humiliation publique : défiler dans les rues habillé en femme. Cette sentence avait fait réagir les associations féministes, de nombreux hommes s’étaient alors parés de vêtements « féminins », en solidarité avec les femmes, pour assurer que non, être une femme, être habillé en femme, ce n’est pas dégradant. On est d’accord qu’aucun vêtement n’a de chromosome XX ou XY, par conséquent, il n’y a rien de naturel dans le fait de porter une jupe pour une femme, ni a fortiori, de « contre nature » pour un homme d’en porter.
Du genre découlent des inégalités sociales, comme l’écart de salaire qui persiste toujours entre les hommes et les femmes. Cet écart persiste, nous dit-on, parce que les femmes osent moins, réclament moins (les primes et augmentations), prennent moins en charge « leur carrière », sont moins impliquées dès lors qu’elles ont des enfants, etc.
Mais tous ces traits de caractère que l’on prête aux femmes en général (comme si « les femmes » formaient un ensemble uniforme) ne sont pas inscrits dans le code génétique des femmes. Ce sont des conséquences de l’éducation différenciée, dispensée aux petites filles d’un côté, aux petits garçons de l’autre.
Dans cet extrait d’un manuel d’auto-défense, on explore la différence d’état d’esprit des hommes et des femmes, à partir de l’éducation différenciée :
« L’altruisme et l’esprit de sacrifice sont, avec la vulnérabilité, des vertus « féminines ». Ça peut être très beau. Mais ce sont aussi des expressions de la soumission. Malgré l’émancipation des femmes et l’égalité des droits, les filles et les femmes sont toujours traitées de manière différente des garçons et des hommes, et cela dès la plus petite enfance.
Dans les familles, les filles sont encouragées, voire obligées, à prendre soin de leurs petits frères et sœurs. Alors qu’elles sont tenues de réagir à des transgressions de limites par l’intériorisation, la tristesse et le repli sur soi, on attend plutôt des garçons qu’ils fassent preuve d’une réaction énergique, avec de la colère et du courage.
En conséquence, nous les femmes avons tendance à penser que nous portons en toutes circonstances la responsabilité du maintien de l’harmonie émotionnelle entre les gens. Mais, surtout, nous ne donnons pas la priorité à nos propres besoins et à nos propres désirs, mais toujours à ceux des autres. Non seulement à ceux de nos proches, mais souvent aussi à ceux d’inconnus. »
Étudier le genre, c’est poser la question de l’inné et de l’acquis au sujet des différences entre hommes et femmes. Et de là, permettre de libérer les uns et les autres des stéréotypes de genre qui pèsent sur les libertés individuelles.
Déconstruire les stéréotypes
Le genre ne se limite pas au masculin/féminin. Le genre est infiniment plus complexe. Étudier le genre, c’est permettre à celles et ceux qui ne se reconnaissent ni dans l’une ou l’autre case de voir leur identité individuelle reconnue également.
Cela pour ne pas les cantonner à cette étiquette « autres », sortes d’exceptions honteuses, rebus de la norme. Tous les individus ne sont pas à ranger dans les cases d’un système binaire. Cette vidéo de Laci Green explique très clairement ce qu’est concrètement le genre et toutes les possibilités d’identification qui en découlent :
Au sein des deux « cases officielles », ne pas être conforme aux stéréotypes de son genre est perçu comme une transgression. « Garçon manqué », « femmelette », « tapette » : ces insultes sont tellement courantes qu’elles en seraient presque passées dans le langage commun.
Il y a d’énormes progrès à faire sur la connaissance de toutes les identités sexuelles et encore un long chemin à parcourir jusqu’à ce qu’elles soient toutes socialement acceptées. Les études de genre sont une étape cruciale de ce processus. Après tout, si le Népal peut le faire, pourquoi pas nous ?!
C’est (tristement) sans surprise que le mouvement de La Manif Pour Tous déporte son énergie sur la contestation des études de genre, et fait pression auprès des politiques pour faire interdire son enseignement dans les écoles françaises.
Pourquoi est-ce que l’opposition aux études de genre n’a aucun sens ?
C’est une posture à peu près aussi obscurantiste que celle de l’Église à l’ère de Galilée. La Terre est plate, point, rangez cette lunette astronomique et cessez de blasphémer. Voilà peu ou prou l’argumentaire des anti-« théories du genre ». Soit t’as un utérus, soit t’as un pénis, c’est comme ça. Il y a deux genres, le féminin pour les utérus, le masculin pour les pénis, point barre.
À cette vacuité argumentative s’ajoute une paranoïa aux relents de théorie du complot. Voyez plutôt cet extrait de « L’Observatoire de la théorie du genre » (j’ai choisi les mots à mettre en gras) :
« Il est très difficile pour le non-spécialiste de comprendre les enjeux et les implications de cette théorie, tant elle repose sur des présupposés idéologiques en contradiction avec la réalité que vit l’immense majorité de nos concitoyens.
Le fondement de cette théorie consiste à nier la réalité biologique pour imposer l’idée que le genre « masculin » ou « féminin » dépend de la culture, voire d’un rapport de force et non d’une quelconque réalité biologique ou anatomique.
Dès lors le risque est de résumer « la théorie du genre » à un inventaire de mesures plus ou moins farfelues en perdant de vue l’ambition globale de cette théorie.
En effet, derrière chaque proposition (crèches neutres, lutte contre les stéréotypes de genres, développement de l’éducation sexuelle dès la maternelle, banalisation des changements de sexes…) se cache une idéologie construite qui vise à remettre en cause les fondements de nos sociétés « hétéro centrées », de substituer au concept marxiste de la lutte des classes, celui de la lutte des sexes.
Les sciences sont elles aussi contestées. La biologie, par exemple, est souvent présentée comme une science visant à imposer un « ordre hétérosexuel » qu’il faut donc « challenger » grâce à la théorie du genre. »
Diantre. Ils utilisent le terme « théorie du genre », comme d’autres ont utilisé avant eux « la théorie de l’évolution », pour contester son caractère scientifique. C’est une façon méprisante de discréditer un champ d’études, en le ramenant au rang profane de simple « théorie ».
Ainsi la « théorie » du genre reposerait sur des « présupposés idéologiques », rendez-vous compte ma bonne dame ! C’est surtout beaucoup plus facile de s’attaquer à la légitimité d’une étude plutôt que de venir répondre sur le fond. Ce que ces opposants se gardent bien de faire, et à forte raison d’ailleurs. Voyez ce qu’en dit Denis Colombi (via uneheuredepeine) :
« Car oui, parler de genre pose problème : cela remet en cause notre allant-de-soi, cela nous oblige à réinterroger notre rapport au monde et aux autres, cela nous oblige à nous poser de nouvelles questions. Et nous nous rendons souvent compte que nous n’avons pas la réponse à ces questions.
Lorsque l’on montre l’existence des inégalités de genre, on ôte la possibilité de les justifier par une nature biologique, éternelle ou divine. Il faut alors répondre à la question politique suivante : « qu’est-ce qui justifie que ce soit les femmes qui prennent en charge l’essentiel des tâches ménagères ? comment peut-on fonder en raison cette situation ? » Et nous découvrons alors que nous n’avons rien dans notre pensée politique moderne pour justifier cela.
C’est cela qui fait peur aux néoconservateurs qui luttent contre l’idée même du genre :ils savent que celui-ci pose des questions politiques auxquelles ils sont incapables de répondre. De la même façon que, en un autre temps, l’idée que l’homme descende du singe avait laissé d’autres conservateurs démunis. Ce sont d’ailleurs les mêmes qui rejettent le genre. Le combat d’aujourd’hui n’est pas différent de celui d’hier. Ce qui est insupportable pour les réactionnaires, ce ne sont pas les certitudes de la science : ce sont les doutes qu’elle fait naître. »
Genre, politique et éducation
« Papa porte une robe » dans le programme CP-CE1 !
Face à l’absence totale d’argument pertinent des opposants aux études de genre, il est d’autant plus consternant de voir des décideurs politiques abonder dans leur sens. Ainsi, le ministre de l’Éducation Nationale, Vincent Peillon, s’exprimait ainsi il y a à peine un mois :
« Je suis contre la théorie du genre, je suis pour l’égalité filles/garçons. Si l’idée c’est qu’il n’y a pas de différences physiologiques, biologiques entre les uns et les autres, je trouve ça absurde. »
Faire preuve d’une telle ignorance à ce niveau de responsabilité, c’est affligeant. Mais laisser cette ignorance dicter une politique qui affectera des millions d’écoliers français, c’est criminel.
Le ministre le dit lui-même, dans la même interview : le taux de suicide parmi les jeunes LGBT est sept fois plus élevé que chez les adolescents hétéros. (NDLR : il désigne en réalité les cisgenres hétéros par « ceux qui ont une sexualité moins difficile à vivre ». Tout est dit.)
Alex, l’héros/héroïne du film XXY, est hermaphrodite.
Il reconnaît donc que les questions de genre et de sexualité peuvent être la cause d’une extrême souffrance chez les jeunes. Mais il ne juge pas pertinent de rendre accessible à ces jeunes tout un champ d’études qui se penche précisément sur la complexité des relations entre sexe et genre.
Il est regrettable que le ministre ait reculé sur l’enseignement des études de genre à l’école. Le genre occupe une place prépondérante dans la construction identitaire de chacun. Les études de genre, loin d’apporter la confusion dans ces jeunes esprits, ont au contraire pour but de les libérer du poids des constructions sociales pour permettre à chacun de se construire individuellement, sereinement.
En 1949, Simone de Beauvoir écrivait « on ne naît pas femme, on le devient ». Vous imaginez le tollé. Soixante ans plus tard, trente ans de recherches pluridisciplinaires sont venus étayer cette affirmation. Il serait temps que ce champ d’études acquière en France toute la légitimité qui lui est dû. De nombreux universitaires abondent d’ailleurs en ce sens.
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