En surface, il n'y a pas grand-chose à voir : un derrick, une pompe à balancier, de longs tuyaux empilés. C'est sous les champs de Chartronges, en Seine-et-Marne, que tout se joue : le forage de cette plateforme d'exploration pétrolière doit s'enfoncer jusqu'à 3 100 mètres de profondeur, traversant au passage la roche mère enfouie dans la couche géologique du Lias (ou Jurassique inférieur), datant de plus de 175 millions d'années.
Dans le bassin parisien, cette roche mère recèle potentiellement du pétrole qui, à l'inverse du pétrole classique, n'a pas encore eu le temps de s'en libérer : c'est le pétrole de schiste. En février 2012, un rapport du ministère de l'économie sur les hydrocarbures de schiste en France avançait une estimation de cette ressource dans cette zone entre 160 000 et 240 000 m3 exploitables par an pendant vingt-cinq ans. C'est bien moins que la production nationale (en France métropolitaine) de pétrole conventionnel, de plus de 1 million de m3 par an – qui représente déjà seulement 1 % de nos besoins en pétrole brut. Et pour l'instant, la seule technique qui en permet véritablement l'exploitation, la fracturation hydraulique, est interdite depuis la loi Jacob de 2011 et la circulaire de septembre 2012.
La Seine-et-Marne n'a pas attendu le récent engouement pour les hydrocarbures de schiste pour s'intéresser à son or noir. La plaine est parsemée de ces pompes d'exploitation conventionnelle – au moins 2 000 puits y ont été forés depuis cinquante ans. Mais, avec la baisse du prix du pétrole et l'épuisement de ces menues ressources, la production est en net déclin. En témoigne la première concession ouverte en France, en 1958 à Coulommes, où seuls 4 des 57 puits sont encore en activité, selon la société pétrolière américaine en pointe sur l'exploration dans le bassin parisien, Hess Oil france.
L'EXPLORATION SE POURSUIT MALGRÉ TOUT
Même si l'estimation des ressources en pétrole de schiste paraissent modestes, même si la loi en interdit l'exploitation, les demandes de permis visant une exploration de pétrole de schiste se sont multipliées ces dernières années dans le bassin parisien – elles étaient déjà une quarantaine il y a deux ans. Tous hydrocarbures confondus, elles couvrent aujourd'hui la quasi-totalité du territoire de la Seine-et-Marne.
Ci-dessus, les terrains couverts par des demandes de permis de recherche (gris), des permis de recherche (bleu), des demandes de titres d'exploitation (orange) ou des titres d'exploitation (rouge) de pétrole, dans l'ouest du bassin parisien surtout, d'après le Bureau exploration-production des hydrocarbures.
Ainsi, sur la plateforme de Butheil, la déclaration d'ouverture des travaux de la plateforme d'exploration mentionne clairement que "l'objectif consiste à rechercher dans les formations du Lias des zones contenant des hydrocarbures pouvant satisfaire à la réalisation de forage d'exploitation" – les recherches dans d'autres couches pouvant contenir du pétrole classique étant qualifiées de "secondaire". La roche mère du Lias est aussi visée par plusieurs autres forages de Hess Oil, comme à Chartronges ou encore à Jouarre.
Si le retour sur investissement de cette exploration reste pour le moment si incertain, pourquoi cette entreprise continue-t-elle à investir des millions dans la prospection des sous-sols français ? "Hess Oil France a pour but de cartographier le système pétrolier du bassin parisien", répond la compagnie, qui affirme se positionner dans une stratégie de long terme et, à ce stade, de recherche et de "compréhension".
Isabelle Levy, dynamique retraitée qui a fait de sa lutte au sein du collectif fertois contre le pétrole de schiste un job à plein temps, la soupçonne toutefois de se préparer, dans l'attente d'une modification de la loi interdisant la fracturation hydraulique, ou de la découverte d'une autre technique d'extraction du pétrole de schiste, viable et légale. Elle pourrait alors exploiter ou bien revendre sa cartographie à une autre société pétrolière. L'entreprise pourrait aussi procéder à un forage avec fracturation hydraulique à titre d'expérimentation – "pour prouver que ce n'est pas dangereux, alors que l'impact se fait de toute façon ressentir plusieurs années plus tard", explique Isabelle Levy.
UNE OPPOSITION À L'UNISSON
Quoi qu'il en soit, Hess Oil fait preuve d'une certaine détermination. Car, en plus de se heurter à la législation française actuelle, l'entreprise fait face à une opposition locale relativement unanime. A Jouarre notamment, où une nouvelle plateforme d'exploration est en construction, le maire UMP Pierre Goullieux se souvient d'être allé, dès février 2011, voir la ministre de l'écologie d'alors, Nathalie Kosciusko-Morizet, en compagnie des députés et sénateurs UMP de Seine-et-Marne Franck Riester et Michel Houel, pour lui exprimer leurs inquiétudes vis-à-vis de la fracturation hydraulique. "Je ne peux pas laisser ces terres, cette eau, ces sous-sols risquer d'être pollués par l'exploitation non conventionnelle", dit-il. Et rien, en termes de retombées économiques ou d'emplois créés, ne viendrait, selon lui, contrebalancer ce risque.
A Doue (puits de Butheil), le maire s'est fendu d'une lettre à la ministre de l'écologie Delphine Batho pour "s'interroger [d'urgence] sur la validité du permis" d'exploration, compte tenu des risques de la fracturation hydraulique et du manque de transparence de Hess Oil sur ses intentions finales. Depuis, la préfecture de Seine-et-Marne a, de son côté, publié des arrêtés interdisant le forage horizontal dans la roche mère dans plusieurs puits de la société.
Quant à la population locale, "une partie est radicalement contre, une autre se pose des questions, les autres s'en fichent", dit le maire de Jouarre. Rien que sur le territoire couvert par le permis de Château-Thierry, deux collectifs locaux d'opposition se sont créés. A la fin de mars, une réunion d'information à l'initiative de Hess oil – qui affiche une démarche de dialogue avec la population (journées portes-ouvertes...) – s'est déroulée de manière houleuse. Le compte rendu qui en a été fait par Fabien Vallée, conseiller municipal divers droite à Jouarre et vice-président de l'association No Fracking France, évoque une "ambiance tendue", une assemblée "sous contrôle d'un dispositif de sécurité (...) très surdimensionné", durant laquelle le "flot de questions" a "perturbé le déroulé de la présentation type prévu par la société". Exemple d'intervention d'un habitant : "Je vois des enfants, ça me pose question, les enfants c'est l'avenir... quand on voit ce que vous avez fait aux Etats-Unis."
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Si les bénéfices locaux d'une telle exploitation n'apparaissent pas clairement, nul doute, donc, que les inquiétudes face à ses risques se sont propagées assez largement. Isabelle Levy énumère : la pollution, la détérioration des nappes phréatiques, l'usage de grandes quantités d'eau dans un département régulièrement touché par des sécheresses, la défiguration du paysage, la nécessité de trouver des alternatives aux énergies fossiles pour lutter contre le réchauffement climatique... "Et tout ça pour une production minime", assure la militante. D'après ses calculs, "si on faisait 500 puits dans le bassin parisien, on assurerait seulement huit jours d'indépendance énergétique pour la France".
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