Je te parle. Ma puce… Je te câline. Papa n’est pas là, mais papa va venir. Attends encore un peu s’il-te-plaît. Attends que papa, dévasté, se recolle un peu. Il arrive. Il est en chemin.
Je suis près d’elle dans la pénombre, avec pour seule lumière dans cette obscurité celle des écrans de surveillance. Je suis au bord des larmes. Je ne sais pas pourquoi ça me touche de si près cette fois-ci.
Inspire, expire, inspire, expire.
Qu’est-ce-que je vais dire à ton papa, Rose, ma toute belle, mon bébé joli. Est-ce-que j’ai le droit de lui présenter mes condoléances, de lui dire que je comprends ? Que c’est normal qu’il soit au bord de craquer, qu’il ait envie de pleurer. Lui poser une main sur l’épaule, le prendre dans mes bras ? Où finit le médecin, où commence l’amie ? Quand franchirais-je le cap, quand serais-je trop proche ? Est-ce-que c’est si grave si ce soir je montre trop de compassion, trop d’empathie ? Si je laisse transparaître qu’au-delà d’une blouse blanche il y a un être humain ? Est-ce-que c’est vraiment mal, dis, Rose ? Est-ce-que c’est tellement grave ? Est-ce-que quelque chose de plus que ce froid professionnalisme ne ferait pas plus de bien à ton papa ? Est-ce-que ça veut dire qu’après ça je ne suis plus docteur, que je ne peux plus être ton docteur ? Dis, Rose ?
Qu’est-ce-qu’on va dire à papa, et comment ? Comment je peux lui dire que ce bébé souriant dans son sommeil va mal ? Comment je peux lui dire que ton EEG est presque plat … Comment je peux lui dire que tu es dans le coma ? Que tes chances de guérison sans séquelles majeures sont ridicules ? Que tu t’arrêtes de respirer, que tu fais des apnées depuis deux heures, qu’on ne te sauvera pas toi non plus ?
Inspire, expire, inspire, expire.
Rose, petit bébé mignon, dis-moi, comment va-t-on dire à papa que tout est fini ?
Papa n’est pas loin, Rose. Il est dans le couloir tu sais. Il n’a juste plus la force. Il est tout cassé, un peu comme toi. Il a l’impression que sa vie est finie, mais tu verras, il va aller mieux, il va se réparer, ne t’en fais pas. Il y a Florence et Aurélie, tes deux grandes soeurs. Il vivra pour elles. Il ne va pas se laisser mourir, c’est promis, c’est juré.
Tu verras.
Inspire, expire, inspire, expire.
Papa est tout près, juste derrière la porte. Il pleure. Il t’aime trop fort, c’est pour ça qu’il ne peut pas rentrer tu sais. Mais moi je suis là, Rose. Je ne vais nulle part.
Je pose ma grande main sur toi. Je te câline. Je sens sous mes doigts ton petit coeur qui ralentit. Ta poitrine se soulève de moins en moins. Tu t’arrêtes de respirer, tu recommences, tu t’arrêtes à nouveau. Puis plus rien.
Ma main est sur ton tout petit thorax. Tu ne respires plus. Tu es toute chaude, tu sens toujours bon le petit bébé mignon. J’ai envie de te prendre contre moi, de te serrer fort. Tu n’es pas seule, je suis là. Et papa est toujours tout près. Ton coeur s’est arrêté, n’aies pas peur, tout va bien.
Tout va bien.
Il est 5h50. Tu es le plus beau bébé du monde. Le plus beau bébé que j’ai jamais vu. Je ne bouge pas. J’ai toujours ma main délicatement posée sur toi. Dieu que tu es belle. Tu es parfaite.
Mais dis-moi, petite Rose, ma toute belle, mon bébé joli, comment vais-je pouvoir sortir d’ici, comment vais-je pouvoir te laisser là et continuer. Comment va-t-on dire à papa chéri que tu es partie…
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vu sur "au bout de la route"
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