Parler du monde actuel comme d'un cadavre en décomposition n'est pas simple facilitérhétorique. C'est une image, mais de celles qui servent à imaginer juste : l'ayant à l'esprit, on distingue mieux ce qu'on a sous les yeux, et toutes sortes de phénomènes, sinon passablement déroutants, deviennent intelligibles. A commencer justement par ce sentiment universel qu'il est désormais inutile de chercher à connaître de façon plus scientifique et détaillée le fonctionnement de la société mondiale. En dehors de ceux qui sont rétribués pour fournir des simulations théoriques, cela n'intéresse personne de savoir comment elle marche exactement; et d'abord parce qu'elle ne marche plus.
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Amazon.co.jp: Reek of Putrefaction (W/Dvd) (Dlx) (Dig): Carcass
On ne fait pas l'anatomie d'une charogne dont la putréfaction efface les formes et confond les organes. Quand les choses en sont venues à ce point, il semble qu'il y ait mieux à faire : à s'éloigner pour tenter de trouver encore un peu d'air frais à respirer et reprendre ses esprits ; ou sinon, comme la plupart y sont contraints, à faire en sorte de si bien atrophier sa perception de la puanteur qu'on puisse s'en accommoder après tout, peut-être se divertir et même s'en enchanter de tant de corruptions variées et changeantes, fermentations inhabituelles et gargouillements ludiques qui enflent de leur exubérance la charogne sociale.Exubérance en regard de quoi ce qu'il reste çà et là dans les moeurs de vie vivante paraît d'une stabilité bien ennuyeuse, que ne peuvent songer à défendre que des conservateurs et des réactionnaires terrifiés par le changement. Et certes aucun organisme vivant ne peut être aussi surprenant, inédit et labyrinthique que ce qu'en fait, un court moment, son pourrissement.C’est aussi cette corruption bien avancée qui, mêlant tout et défigurant tout, fait apparaître sur les pages des journaux de si suggestifs collages, cadavres exquis allégoriques d’une fin de civilisation. Quand on lit que les dirigeants de l’Ukraine tchernobylisée complètent la destruction de la population indigène en vendant à des multinationales productrices de pesticides le droit de tester, sur des millions d’hectares, des composés chimiques encore illicites dans des pays moins expérimentaux, une colonne voisine nous informe de ceci :un « chercheur en écologie » américain envisage de disperser sur Internet un programme conçu pour proliférer et se diversifier en une population présentant des comportements tels que le parasitisme, la coopération, et même une forme de reproduction sexuelle.Il attend de cette expérience, version électronique de la diversification des espèces lors du cambrien,qu’elle provoque la naissance de formes de vie inattendues, et nous aide à percer les mystères de l’évolution. Ce sont, un autre jour, des animaux encore vivants et sauvages, mais greffés de mouchards électroniques, qui sont mis au travail « pour la science », en fait pour espionner ce qu’il reste de nature encore à exploiter. Et sur la même page de journal, des Californiens non moins bardés d’électronique se découvrent maintenant « surbranchés », emprisonnés où qu’ils se trouvent par les moyens de communication instantanée, quand aucun moment de leur vie n’échappe plus à l’exploitation économique.De la même manière, quand on nous apprit un beau matin le peu de cas qu’il y avait à faire des jugements d’Orwell, puisqu’il aurait été en quelque sorte un indicateur des services secrets anglais, un journal français qui diffusait la nouvelle, sous le titre « Orwell en mouchard anticommuniste », la juxtaposa étourdiment avec cette autre, annonçant que plus de sept cent mille jeunes étaient descendus dans les rues de Berlin, « non pas pour refaire le monde ou décréter l’insurrection », précisait-on, mais « tout simplement pour danser la techno et s’amuser à fond. » On voyait donc simultanément à l’oeuvre le Ministère de l’Amour organisant sous le nom de « Love Parade » ces bacchanales électrifiées de l’abrutissement, et le Ministère de la Vérité qui, au moyen d’archives « déclassifiées », nous informait qu’Orwell n’était plus le vertueux ennemi du totalitarisme bureaucratique qu’il convenait d’honorer la veille encore, mais un vulgaire mouchard.« Symptomatiques », pour employer un mot cher à Orwell, ces calomnies le sont de quelque chose qu’on peut résumer ainsi : le système des libertés marchandes se passe maintenant de quelque justification historique que ce soit, y compris par la référence à son ancien repoussoir stalinien.Il repose sur ce qu’ont accompli les totalitarismes de ce siècle et s’appuie sur leurs résultats, aussi tranquillement qu’il installait à Prague, pour un concert de Michael Jackson dont les spectateurs s’entendaient promettre qu’ils allaient ainsi « entre dans l’histoire », une statue géante de cet homme de silicone, sur le socle même où était autrefois érigé celle de Staline. Comme l’observait un hebdomadaire allemand très éloigné de toute exagération critique, à propos des sept cent mille zombis agglutinés par la « Love Parade » de Berlin :« La techno est une musique-machine ; celui qui l’écoute (le raver) un homme-machine, un système nerveux en agitation, qui se laisse entraîner par la musique jusqu’à ce que son cerveau connaisse un sentiment de bonheur auquel il est le seul à croire. Les amateurs de techno sont les véritables enfants de l’unification allemande. »A ceux-là, à tous ceux qui sont sortis de l’histoire et vivent dans la superstition technique (dans un bonheur auquel ils sont les seuls à croire), il devient tout à fait superflu d’inculquer que vouloir « refaire le monde » revient fatalement à tenter d’instaurer une utopie totalitaire, tentative qui ne peut déboucher que sur le chaos et la violence : ils sont en effet tout disposés à aimer ce monde qui se défait pour ce qu’il est, et même peut-être bientôt en tant précisément qu’il sera chaotique et violent.Pour ces individus-atomes, façonnés par l’isolement sensoriel de la société industrielle de masse, l’essentiel c’est de « vibrer », et il ne manque pas d’organisateurs pour leur fournir, outre le fun, des identifications collectives de substitution et des mobilisations programmées dont ils puissent être en toute spontanéité les acteurs. « Nous sommes une seule famille », tel était le mot d’ordre des convulsionnaires de Berlin, mais derrière ce « signe d’amour sur terre » se profilent l’unanimité obligatoire et la haine de l’autonomie individuelle, comme aussi derrière les « révoltes citoyennes » dont le généreux enthousiasme est surtout d’adhérer à un consensus préfabriqué.
Jaime Semprun
L’ABÎME SE REPEUPLE
Editions de l’Encyclopédie des Nuisances1997
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